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interview"Je suis dans la résistance à la norme" : notre grand entretien avec Étienne Daho

Par Julien Mielcarek le 17/07/2023
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[Entretien à retrouver dans le magazine têtu· disponible en kiosque tout l'été ou sur abonnement] Toujours intemporel, Étienne Daho revient cette année avec un nouvel album, Tirer la nuit sur les étoiles. L’occasion de faire le bilan de quarante ans de carrière avec le patron.

Après quarante ans de carrière, Étienne Daho réussit toujours à faire l’unanimité, mêlant tubes mainstream et collaborations pointues. Il le prouve encore avec la sortie de Tirer la nuit sur les étoiles, son treizième album solo, accueilli par une presse dithyrambique. Mais il a surtout réussi à se poser en “parrain” de la pop française, grâce à sa longévité, mais aussi à sa capacité à s’entourer d’artistes qu’il aime mettre en avant, parmi lesquels Lou Doillon, Malik Djoudi, Lescop, Calypso Valois ou encore Flavien Berger – ce nouveau disque propose aussi des collaborations avec les Américains d’Unloved, les Italiens d’Italoconnection et Vanessa Paradis.

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À 67 ans, Daho est heureux et ça s’entend. Tirer la nuit sur les étoiles est une parfaite synthèse de ce qu’il sait faire de mieux : nous rassurer par des ballades intemporelles et nous électriser avec des titres électro aux textes tranchants. Veste en cuir, physique d’éternel twink, il répond, confortablement installé chez Maison Souquet, un palace parisien de Pigalle, à Paris. Là, il s’amuse d’être à quelques mètres de ce qui fut le bar de ses tantes, le French Cancan, où, jeune garçon fan des yé-yé, il restait collé au jukebox.

Je me suis amusé à taper Étienne Daho dans Google. Vous l’avez déjà fait ?

Non, ça me fait peur. (Rires.)

La première question suggérée, c’est : “Étienne Daho est-il en couple ?” Fantasme ou simple curiosité selon vous ?

C’est sûrement un peu des deux. Les gens sont toujours intéressés par l’intimité, mais la famille et les êtres qu’on aime ne choisissent pas forcément l’exposition, et c’est d’une telle brutalité que j’ai pris assez vite le pli de rester très discret sur ma vie privée. Après ça peut aussi donner l’impression qu’on cache d’horribles secrets, donc il faut quand même faire attention. (Rires.)

Vous avez toujours fixé une ligne rouge sur ce que vous dites de vous dans vos chansons. C’est très différent des jeunes artistes qui débarquent aujourd’hui dans la pop avec leur intimité en étendard…

Ça dépend toujours de comment on vit les choses, et de comment on va se sentir mieux avec la façon dont on les exprime. Je ne vais pas aller jusqu’à dire que pour moi ce n’est pas un sujet, mais, dans ma vie, tout est logé d’une manière très harmonieuse. Je ne ressens pas le besoin d’expliquer, parce ça me donnerait la sensation de m’excuser. Je n’ai pas besoin de raconter des choses, je les vis. Ou alors je les dis dans des chansons, mais les gens ne veulent pas entendre.

"Ce n’est pas ce qui est dans la culotte qui est important, mais de savoir si quelqu’un va nous renverser, changer le cours de notre vie."

Comment vivez-vous cette époque où l’on déballe tout ?

Je pense que ça correspond à un besoin. Chaque époque a une manière différente de se raconter. J’ai été ado dans les années 1970 et c’était d’une liberté folle ; tout le monde baisait avec tout le monde, c’était aussi engageant que de donner une poignée de main. J’ai grandi comme ça avec des gens comme David Bowie, Lou Reed… Il n’y avait pas ce besoin de labellisation, et c’est ainsi que je me suis construit. Donc, d’abord, ça rend très curieux ! (Rires.) Et l’on se dit finalement qu’on peut être plein de choses, et que ça peut aussi bouger, qu’on peut tomber éperdument amoureux d’une femme ou d’un homme. Ce n’est pas ce qui est dans la culotte qui est important, mais de savoir si quelqu’un va nous renverser, changer le cours de notre vie. Me labelliser m’enfermerait. Quand je dis dans mes chansons – qui sont des tubes d’ailleurs, pas des petites chansons confidentielles – que “j’aime tout, je veux goûter à vous”, ça me paraît assez clair.

Comment voyez-vous 2023 ?

Je trouve que les gens se cloisonnent, s’enferment dans des mondes et dans une hostilité vis-à-vis des autres qui ne leur ressemblent pas, ne pensent pas comme eux, et ils se fritent. Je ne veux pas donner de leçon mais aujourd’hui chacun pense être le centre du monde, que tout le monde devrait penser comme lui, avoir les mêmes goûts. Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas comme ça qu’on se déploie, qu’on grandit. Je ne peux pas dire que c’était mieux avant – même si plein de choses étaient mieux avant, hélas –, parce que si tu te dis ça, tu te tires une balle et tu n’embrasses pas ce qui est neuf. Or je suis sensible à l’air du temps. Mais il y avait avant plein de choses sur l’ouverture qui étaient véritablement plus fluides, des mélanges absolus. Cette ouverture me manque aujourd’hui. Est-ce parce qu’on est trop nombreux et que le fait de ne pas avoir son espace vital rend énervé et hostile ? Je ne sais pas. Mais un peu d’ouverture, de bienveillance, d’amour pour les autres… c’est tout un truc à réapprendre.

En 1998, dans Idéal, vous chantiez “échanger d’égale à égal, le monde devient idéal”. Vous le diriez toujours comme ça ?

La chanson dit la même chose qu’en 1998 : il n’y a pas de citoyen de seconde zone, et tout le monde doit avoir les mêmes droits et les mêmes chances dans l’accès à ce qu’il y a de meilleur. J’ai grandi dans un HLM avec une mère qui n’avait pas un rond, sans téléphone, sans voiture, sans vacances d’été. Je suis le pur produit de l’immigré. On ne me voit pas comme ça, mais je suis aussi ça. Quand le rêve est plus fort que la réalité, il vous emmène ailleurs. J’ai eu la chance d’aimer la musique et d’avoir la curiosité de lire, de voir des films à la maison de la culture… Je me démerdais toujours, malgré le peu de moyens, pour avoir assez de culture dans ma vie et m’ouvrir. J’ai encore ce bagage aujourd’hui, qui me donne de l’inspiration dans mes chansons. Et j’avais envie d’avoir une belle vie, pas d’une vie pourrie et de me défoncer dans les caves. J’aurais pu, j’avais tout pour vriller, dans les années 1980 on avait beaucoup ça, mais je rêvais d’avoir une belle vie, et la musique m’a ouvert à ça.

"J'ai choisi une notoriété plus acceptable et plus vivable pour moi."

Dans ces années-là, vous avez atteint des sommets de notoriété, ce qui n’est pas sans problèmes…

J’ai choisi une notoriété plus acceptable et plus vivable pour moi. À un moment, je n’ai plus reconnu mon rêve de départ. C’était très excitant au début, avec un alignement de tubes, d’exposition. J’en ai vraiment profité, et ça m’a plu jusqu’à un certain point. Au point de me sentir mal avec ça. J’ai fait un burn-out physique qui est devenu mental. C’est la meilleure chose qui me soit arrivée, car tout d’un coup je me suis vraiment demandé ce que je voulais.

Quel impact ça a eu sur votre musique ?

J’ai eu une deuxième partie de carrière qui est, je trouve, beaucoup plus intéressante pour ma vie personnelle et ma musique. Bien que j’aime beaucoup les débuts, ce moment où j’ai raté une marche a été très bénéfique. Je me suis recentré, et dans ce métier c’est extrêmement important de sentir qu’on est bien en soi et avec soi. J’ai été davantage dans la musique, moins dans les médias. J’ai fait plein d’albums qui ont très bien marché, des tournées à guichets fermés aussi, mais en ne la ramenant pas trop. Ça date de 1996 et de la sortie d’Éden – qui a été mon vrai “premier album”, je trouve, celui de la reconstruction, de la reconnexion à soi, du moment où on dit qui on est. Avant ça, j’arrivais de Rennes et je ne voulais pas dire les choses parce que j’avais envie d’être dans une forme de légèreté, je voulais sortir du chaos de l’enfance, je ne voulais pas être ramené à ça.

C’est un peu ce que vous énumériez dans votre premier single, “Il ne dira pas” ?

C’est dingue, elle est folle cette chanson. Longtemps après l’avoir écrite, je me suis dit que j’y listais tout ce dont je ne veux pas parler. C’est ma première chanson et tout est là.

Vous racontez maintenant ce que disent vos chansons. Je ne sais pas si vous m’auriez répondu si clairement il y a quelques années…

(Il coupe.) J’essaie de ne pas les raconter sauf quand on m’emmène dans des trucs… Pour “Le Chant des idoles”, par exemple, qui est sur mon nouvel album, on m’a déjà demandé : “Qu’est-ce que vous avez contre vos fans ?” Et je suis là : “Quoi ? De quoi on parle ?!” (Rires.) Donc je me sens contraint d’expliquer que ce n’est pas du tout ça. Cette chanson n’a pas de double sens. Elle parle de l’Ukraine et de quelqu’un qui se retrouve contraint de partir et de refaire sa vie. Le chant des idoles, c’est le chant des dictateurs, de Poutine.

C’est relativement nouveau, chez vous, de chanter l’époque…

Je ne sais pas le faire aussi bien que d’autres. Mais je suis évidemment traversé par l’époque. Je vis avec tout le monde et avec les autres. “Respire” et “Virus X” parlent de la pandémie. Sur les albums précédents, “Un nouveau printemps” ou “Les Baisers rouges” parlaient des migrations, de gens qui meurent en traversant l’océan. Je ne suis pas imperméable à tout ça. Sauf que quand je l’écris, on ne le comprend pas très bien. Je l’avais fait avec “Réévolution”, et tout le monde m’avait dit que cette chanson ne m’allait pas. Les gens étaient gênés par ce morceau alors que je trouvais bien de lever le poing et de rêver d’un monde meilleur. C’est aussi moi. Je suis dans la résistance à la norme.

Il y a aussi les textes, quand même. Si vous deviez choisir une chanson pour quelqu’un qui ne vous connaît pas ?

Je dirais “L’homme qui marche”.

Je pensais à “De bien jolies flammes”…

Oh ouais ! Cette chanson n’avait pas pu être dans Éden. À l’époque, les albums étaient encore en vinyle et on ne pouvait pas faire un disque trop long. Or c’était sans doute la moins aboutie, car la version qu’on connaît maintenant est une démo qui n’a pas été mixée. Et puis je n’avais pas envie de plomber l’album. C’est dans cette chanson que j’ai commencé à me raconter un peu, à dire que j’étais né en Algérie, dans un climat très chaotique, et que ça n’avait pas été aussi simple et lisse pour moi que mon image de Rennais le laissait entendre… Mais je n’avais pas, à ce moment-là, envie de raconter tout ça.

C’est pour ça qu’elle est un bon résumé de vos chansons : elle dit beaucoup, l’air de rien, sur un rythme qui permet de ne pas prêter attention aux paroles…

Elle dit des choses terribles sur un air léger. J’aime bien ça. On écoute deux chansons à la fois, et le message résiduel arrive longtemps après.

Dans votre nouvel album, il n’y a pas de refrain. Et certaines chansons, par exemple “Les Petits Criminels”, finissent comme des séries, avec un cliffhanger…

Avec son accord de cuivre hyper dramatique ! (Rires.) C’est juste l’envie, pendant la composition, de casser la normalité de la chanson. “Les Petits Criminels” est construite en deux temps, avec une deuxième partie qui n’a rien à voir, et harmoniquement elle est très particulière. On aurait pu douter que ça fonctionne mais oui, ça passe, c’est tout à fait normal, discoïde, dansant.

Il y a plusieurs singles potentiels dans cet album, c’est sans doute ce qui le différencie du précédent…

Je me rends compte après coup que Blitz était un peu hermétique. C’est drôle car j’ai beaucoup de ses chansons dans la tête en ce moment. “Chambre 29”  me hante en permanence, je ne sais pas pourquoi.

Je dis ça aussi parce que vous aimez les tubes. Vous y avez pensé au moment de finaliser l’album ?

J’adore les tubes ! Dans cet album, je pensais que ce serait “Le Phare”. Pour moi, c’était vraiment un single, mais personne ne l’a repérée. Tout le monde m’a tout de suite parlé de “Boyfriend”, donc je me suis dit “bon, c’est étrange”… J’adore les tubes en 3 minutes 20, je trouve ça génial et cool à faire. Il y a aussi “Les Derniers Jours de pluie”. Pour moi, “Virus X” était un tube, mais a un peu raté une marche. (Rires.) Les gens ne voulaient pas la passer à cause de la pandémie de covid, alors que c’était une chanson très humoristique, qui permettait de prendre du recul. Il y avait tout le lexique quotidien de l’enfermement, du muselage…

"La pop, telle que je l’imagine, c’est faire tout ce que je veux."

Je trouve que cet album va au-delà des précédents auxquels il fait référence, Corps & Armes, Éden et La Notte, la notte. C’est comme une version augmentée…

Peut-être, mais c’est très difficile pour moi de le dire. Il est encore comme un bébé sur ma poitrine, que je vais devoir lâcher, et c’est très étrange d’en parler, je n’ai pas encore la distance… Pour le côté lyrique et pour l’abandon amoureux, on pense en effet à Corps & Armes. Certains titres rappellent ceux d’Éden, comme “Tirer la nuit sur les étoiles”, qui n’est pas très lointaine d’“Au commencement”, le beat jungle leur donnant ce côté exalté. Et La Notte, la notte pour les lieux d’écriture : entre Dinard, Saint-Malo et Saint-Lunaire. Je suis retourné là-bas pour un tas de raisons, d’abord personnelles, et c’est une espèce de retour aux sources. Il y a un lieu, une ville par album, et là ça a été Saint-Malo.

Envisagez-vous un jour de retourner en Algérie, où vous êtes né, pour y écrire ?

Je ne sais pas. Chaque fois que l’occasion s’est présentée, il y a toujours eu un truc qui a rendu ce voyage impossible. C’est drôle car un ami y est allé et a fait des photos pour moi. Je l’ai guidé comme si j’avais quitté l’endroit la veille ! J’en ai rêvé tellement souvent… En voyant les photos, je me suis demandé si c’était une bonne idée d’y retourner. Tous les gens que j’aimais là-bas sont morts, ou n’y sont plus, et c’est un autre monde. Je risque d’avoir beaucoup de nostalgie. On se construit avec l’absence des choses ou des gens, et l’on devient quelqu’un d’autre qui fonctionne très bien. Alors chaque fois que j’ai la possibilité d’y aller, je me demande : “Oh merde, et si ça me foutait en l’air ?” (Rires.) Qu’est-ce que ça peut m’apporter ? Je ne sais pas. Mais si je n’y vais pas, je ne saurai pas non plus, donc je suis entre les deux.

Question impossible : comment vous définiriez votre son ?

(Rires.) Grattage de tête… Mon son c’est ma voix, parce que je tape partout. La pop, telle que je l’imagine, c’est faire tout ce que je veux, tout ce que je peux faire, quel que soit le style. Chez moi, ça devient de la pop. ·

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Crédit photo : Pierre-Ange Carlotti