art"Lien·s", une expo photo queer et spirituelle sur la communauté LGBT en Martinique

Par Tessa Lanney le 23/06/2023
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La photographe Adeline Rapon interroge nos façons de communiquer nos émotions à travers "Lien·s", une exposition qui se penche sur le rapport de la communauté queer martiniquaise à la spiritualité.

Le monde n’a plus rien à voir avec celui que l’on connaissait. La technologie qui nous permettait jusqu’alors de communiquer a disparu. Plus de réseaux sociaux ni de SMS, et aucun thread Twitter pour nous dire comment gérer la situation. "Comment alors transmettre un message, une intention, une émotion à distance ?" s’interroge la photographe Adeline Rapon dans sa dernière exposition, "Lien·s", qui se tient jusqu'au 4 juillet à Fort-de-France, en Martinique. Puisque la communauté LGBTQI+ martiniquaise est "habituée à inventer des langages alternatifs et à créer des espaces où elle se sent en sécurité, imaginer des récits qui contournent une difficulté est une question qui se pose depuis la naissance", affirme la photographe née en métropole d’une mère métropolitaine et d’un père antillais qui lui a transmis une partie de sa culture, notamment avec des histoires de famille ou la musique, sans toutefois lui apprendre le créole. Adeline Rapon va très vite explorer ses origines martiniquaises dans son travail, comme dans "Fanm Fô", une série d’autoportraits s’inspirant de clichés de femmes antillaises glanées dans ses recherches. Dans son nouveau projet, accompagnée de la vidéaste Julie Rio, elle capture des rituels intimes, purs moments de spiritualité et de communion, qui ont pour but de transmettre des mots, des pensées, à l’être aimé, à soi, à ses proches, à la terre.

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"Je voulais spécifiquement m’intéresser aux personnes LGBTQI+ de Martinique parce que mon histoire, c’est une histoire lesbienne, déjà, souligne Adeline Rapon, et que là-bas, il y a un lien particulier entre émotions et spiritualité." Une spiritualité intime qui fascine la photographe, alors en pleine introspection. "J’ai remis en question ma façon de communiquer, d’exprimer mes émotions, relate-t-elle. Dans la communauté queer, il y a un lien avec une spiritualité très particulière : l’astrologie, les cartes, les pierres, c’est très présent. Ça m’a beaucoup interrogée parce que – qu’on y croit ou pas – c'est aussi une façon d’exprimer ce qu’on peut ressentir." Alors qu’on lui commande une série afro-futuriste, elle réfléchit à ce courant qui mêle cultures africaines et projections futuristes d’un point de vue queer. L’idée germe dans son esprit. Pendant deux semaines, elle octroie chaque jour à une personne différente qu’elle photographie tout en recueillant son témoignage.

Entre queerness et spiritualité

La photographe Adeline Rapon travaille sur le rapport que de la communauté queer martiniquaise à la spiritualité
crédit photo : Adeline Rapon

"Dès lors qu’une personne se livre à un rituel devant nous, c’est de facto très intime, livre l’artiste. Ça mène à des conversations profondes, intenses." De ces échanges naissent de nouveaux questionnements liés à notre façon de vivre en tant que personne, en tant que queer, à travers nos différentes relations. Malgré la connexion qu’elle tisse avec ses sujets, la photographe s’efface entièrement. En résulte un récit respectueux, sans voyeurisme, qui invite au partage sans tomber dans le pathos, et des photos poétiques dont le sens implicite malgré tout nécessite quelques clés de compréhension. C'est le cas de celle où figure Gamsye, modèle non-binaire qui s'est adonné à un "bain sonore", jouant de la flute au pied d’un arbre bien particulier, le fromager. "Ces arbres immenses, dont les racines sortent de terre, sont très importants dans la culture caribéenne, explique Adeline Rapon. En règle générale, ils ont d’énormes épines qui parsèment leur tronc. C’est pourquoi on y enchaînait les esclaves pour les fouetter, c’était une double peine." Pourtant, celui-ci est dépourvu d’épines, et apparaît accueillant, enveloppant.

"C’est d’ailleurs beaucoup plus compliqué d’être un homme gay visible qu’une femme lesbienne. La question de la masculinité est prégnante dans la société antillaise."

Adeline Rapon dresse les portraits d’une communauté queer dispatchée, qui réunit des personnes très idolées et d’autres pleinement visibles. "Dans Fort-de-France même, tu as quatre lieux LGBT ou LGBT friendly où manger, danser, travailler. Il y a aussi deux assos, Kap Caraïbe et Aides, souligne la photographe. Mais à côté de ça, il y a aussi un aspect très conservateur sur l’île." Rejet, violences intrafamiliales, agressions, viols punitifs, ces histoires reviennent dans les discussions qu’elle a pu avoir sur place. "C’est d’ailleurs beaucoup plus compliqué d’être un homme gay visible qu’une femme lesbienne. La question de la masculinité est prégnante dans la société antillaise, précise-t-elle. La bousculer, c’est quelque chose que tu ne fais que pendant le carnaval, où les hommes portent strings et mini-jupes." Dans la lignée de cette culture viriliste, une femme masculine sera davantage acceptée. "La figure de la femme antillaise ‘potomitan’, qui gère tout avec poigne, est bien ancrée dans les mentalités", ajoute Adeline Rapon, qui observe toutefois une jeunesse LGBTQI+ de plus en plus visible sur l'île des Caraïbes. Pour certains modèles, dont les prénoms et pronoms figureront sous les photographies, l'exposition qui se tient dans le centre-commercial Le Rond-Point, un lieu de passage important, sera d'ailleurs l'occasion de faire leur coming out à leurs proches. Une prise de position forte, engagée et courageuse.

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Crédit photos : Adeline Rapon